Exposition

Mohamed Melehi - Soleil Oblique, 1970

The Whole World a Bauhaus

Breaking the Wave, from the Bauhaus to Mohamed Melehi and the Casablanca School to Nassim Azarzar.

Artistes : Mohamed Melehi, Nassim Azarzar

Lieu : ZKM, Karlsruhe, Allemagne

Date : 26.09.2019 I 20.02.2020

Commissariat : Salma Lahlou

Production : ifa (Institut für Auslandsbeziehungen)

BREAKING THE WAVE, FROM THE BAUHAUS TO MOHAMED MELEHI AND THE CASABLANCA SCHOOL TO NASSIM AZARZAR

Mohamed Melehi (1936) est peintre, photographe, graphiste, sculpteur, enseignant et activiste culturel. Formé dans le Nord du Maroc, puis en Espagne, en Italie et aux Etats-Unis, il rentre au Maroc en 1964, riche d’une expérience polysémique ancrée dans les enseignements du Bauhaus qu’il approfondi au contact des continuateurs du modernisme allemand aux Etats-Unis [1] . Des principes fondateurs du Bauhaus, Melehi retiendra et mettra surtout en œuvre la remise en cause de la hiérarchie entre les arts, la contestation de la frontière qui sépare l’art et la vie et une conception esthétique qui donne l’importance au design et à la forme plutôt qu’à une iconographie religieuse ou bourgeoise.

Nassim Azarzar (1989) est plasticien et graphiste. Diplômé de l’école supérieure d’Art et de Design d’Orléans en France, il s’installe au Maroc en 2013. Il crée alors, avec Guillaume de Ubéda l’Atelier Superplus, studio de design graphique expérimental. En 2016, il co-fonde Think Tanger, une plateforme dédiée à l’exploration de l’urbanisation intense de la ville à travers des projets croisant recherche, design et art. En 2018, il co-fonde l’atelier Kissaria à Tanger, dédié aux techniques d’impressions artisanales et expérimentales. Il développe depuis 2018 « Bonne route », un projet collaboratif qui prend forme autour des ornementations des camions de transport de marchandises marocains. C’est en réfléchissant aux esthétiques de la culture populaire que Nassim Azarzar articule un vocabulaire contemporain local.

De Melehi à Azarzar, deux générations d’artistes plasticiens se sont écoulées. Tous deux sont préoccupés par un langage formel vernaculaire et sa conceptualisation dans le champ d’une esthétique contemporaine. Quel serait le sens aujourd’hui, pour un artiste contemporain, de traduire l’œuvre de Melehi dans un univers personnel ? Que reste-t-il des problématiques esthétiques de Melehi et de l’école de Casablanca ? Et comment est-ce que Azarzar enchérit sa propre pratique ?

FROM THE BAUHAUS TO MOHAMED MELEHI AND THE SCHOOL OF CASABLANCA

Mohamed Melehi et moi même avons tenu des rencontres régulières depuis 2016, date à laquelle j’ai co-commissarié l’exposition L’École des beaux-arts de Casablanca: la fabrique de l’art et de l’histoire chez Belkahia, Chabâa et Melehi, à l’occasion de la sixième Biennale de Marrakech [2] . C’est à partir de cette exposition que mon intérêt pour l’art marocain, dans toutes ses expressions, commence véritablement. Moins d’une année plus tard, je présente une nouvelle exposition, In the Carpet [3] , en Allemagne. Je montre une œuvre de Melehi intitulée New York, 1963, dans laquelle est présentée une surface plane recouverte des 3 couleurs primaires - le bleu, le rouge et le jaune- que 3 types de lignes délimitent –la ligne droite, la ligne courbe et la ligne ondulatoire- pour former 3 plans visuels. Dans le prolongement du tableau, un tapis Zemmour (appellation d’une tribu du Moyen Atlas) des années 40 est suspendu contre un mur. Les 2 objets occupent un terrain de formes et de couleurs dont les similarités n’échappent ni au néophyte ni au connaisseur. C’est ce dialogue entre culture populaire et culture savante que prône Melehi et qui constituera un des 2 grands chantiers pédagogiques de l’école municipale des beaux-arts de Casablanca [4].

En effet, entre 1964 et 1969, sous la direction de l’artiste Farid Belkahia (1934-2014), une nouvelle équipe pédagogique forme le noyau dur de l’école de Casablanca. Melehi dirige l’atelier de peinture, de sculpture et de photographie. Il substitue aux sculptures gréco-romaines en plâtre, un tapis traditionnel marocain [5] . Ce geste radical traduit un nouveau paradigme : la nécessité de transmettre l’apprentissage de l’art auprès des étudiants à travers un vocabulaire plastique vernaculaire. Il répètera ce geste auprès d’un autre public lors de son exposition personnelle à Bab Errouah, à Rabat, en 1965, suite au commentaire d’un journaliste qualifiant sa peinture « d’américaine ». Cette fois-ci, il vise à établir une filiation entre sa peinture et l’art populaire marocain. Toni Maraini (1941), historienne de l’art et anthropologue, enseigne un cours d’introduction général à l’histoire de l’art du Maroc. Une histoire qui rompt avec les continuités historiques, culturelles mais également avec le principe de la séparation des media. Bert Flint (1931), linguiste et chercheur passionné d’art populaire et des traditions rurales, partage aves les étudiants de l’école ses réflexions sur la culture matérielle des populations rurales avec un intérêt marqué pour l’apparat, les tapis et tissages. Il s’agit pour lui de commencer à dégager des qualités intrinsèques de ces arts, indépendamment des critères eurocentriques qui s’appliquent à l’art pictural [6] . L’équipe s’enrichit par la suite de la venue de Mohamed Chabâa (1935-2013) qui prend en charge l’atelier de décoration, des arts graphiques et de la calligraphie. Chabâa sera instrumental dans ce syncrétisme de l’architecture, de l’art et de l’artisanat [7] .

L’ensemble des travaux de recherche de l’équipe enseignante sera étudié dans les ateliers de l’école et fera l’objet d’une publication consacrée aux productions artistiques traditionnelles, rurales et citadines, Maghreb Art, éditée en 1965, 1966 et 1969.

Après deux éditions qui découvrent, identifient, définissent, classent et mettent à plat les problématiques de l’équipe chercheuse, le troisième et dernier numéro de Maghreb Art est la publication de la maturité. Melehi y opère une synthèse de la forme utile et de la forme

artistique, à travers l’analyse des traditions picturales des mosquées et zaouias [8] du Souss — peinture sur bois (plafonds et portes) et mur.

Ces rapprochements, écrit-il, sont « l’expression d’une volonté, d’une décision, d’une liberté de choix et de création, un raisonnement qui se manifeste dans la géographie de la surface traitée par une variété d’études de formes, par une exécution en mouvement, l’expression d’une pensée plastique caractérisée par un souci de netteté, de composition globale alternant graphismes et formes [...] une peinture [qui se situe] au niveau des préoccupations artistiques actuelles [9] ». Le propos de Melehi fait écho à des principes mis en avant par le Bauhaus : l’association entre « art et technique », reflétant le Zeitgest [10] . Melehi soulève ici des interrogations similaires à celles que les mouvements de réforme européens touchant les arts décoratifs et appliqués soulevaient auparavant. Néanmoins, il se détourne explicitement des théories mécanistes propres au débat européen et s’aligne au concept de Kunstwollen inventé par Aloïs Riegl et qu’Ernest Gombrich traduira par « volonté formative », induisant les principes inconscients ou pulsions propres à toute création. Nous pouvons y lire une réélaboration novatrice des arguments du Bauhaus appliqués à la question complexe de la modernité marocaine. La référence au Bauhaus lui permet de renouveler le regard sur le patrimoine artistique séculaire : « le Bauhaus fut une inspiration instrumentale dans cette entreprise, car ce modernisme, en mettant l’accent sur l’homme et l’agencement de sa vie, sur la forme et le design, a permis la mise en valeur de l’art marocain comme un art autonome qui lie forme, fonction, couleur et beauté [11]». Sa démarche formelle, enrichie de la réflexion sur la tradition artistique et visuelle marocaine, Melehi développe une polysémie picturale autour de la ligne sinusoïdale de la « vague » ou de « l’onde ». Cet archétype universel est le pictogramme fondamental par lequel Melehi insuffle des signifiants associés aux forces naturelles –terre, feu, air, eau- selon l’agencement des espaces et des motifs dans sa composition. Parallèlement au développement de l’espace formel de son œuvre, Melehi multiplie les actions culturelles, travaillant au croisement des pratiques. En effet, conscient que si l’on veut changer quelque chose dans la société, si l’on veut instaurer une relation dynamique entre l’art et tous les autres domaines de la vie, il faut travailler à une diffusion plus grande du travail. Il conçoit le graphisme pour la revue d’avant-garde Souffles (1966-1971) [12] et poursuit une activité éditoriale au sein de la revue Intégral (1971-1978) qu’il fonde et co-dirige avec Toni Maraini. Nous retiendrons également l’expérience de l’exposition historique de la place Jamaa El Fna à Marrakech en 1969 [13] et le Moussem d’Assilah en 1978 [14] . Un art qui sort dans la rue, c’est « l’intégration » et non « la décoration », dans l’architecture. Selon cet axiome, Melehi travaillera également à la réalisation de six projets architecturaux, aux côtés de Belkahia et Chabâa, avec le cabinet d’architectes Faraoui et de Mazières [15] .

TO NASSIM AZARZAR

L’étude menée sur le travail de transmission et de transcription de Melehi auprès de ses étudiants et le mode opératoire de Azarzar fait ressortir quatre étapes préalables à la construction d’une œuvre plastique autonome et efficace : l’observation, la déconstruction, l’expérimentation, et la formulation.

Pour décrire ce processus, je souhaiterais revenir aux expériences de recherches formelles menées par Melehi et Chabâa au sein des ateliers de décoration, de calligraphie, de peinture et de photographie de l’école. Ce sont elles qui constituent le prisme au travers duquel nous sommes amenés à voir les modalités de transposition du langage, à partir d’objets différents. Ainsi, lorsqu’en 1969, sont publiés dans le Maghreb Art n°3 les dessins graphiques des étudiants, l’auteur explicite la démarche pédagogique : « partir d’un patrimoine qui offre plus de richesse que l’acquis académique et classique pour aboutir à des formes d’investigation plastique d’avant-garde [16] . » Ce passage d’une forme « traditionnelle » à une forme « moderne » revient finalement à créer des régimes de représentation et structures de pensée autres à partir d’éléments majeurs de la structure visuelle- l’onde, la spirale, le carré, le triangle, le rouge, le noir, le jaune etc.

Suivant cette même méthodologie, j’ai invité Azarzar à tenter une captation contemporaine du langage des formes et des couleurs de Melehi. Azarzar pose sa démarche : « Je constituerai un corpus de base pour un travail expérimental et ensuite, par combinaisons, combinatoires, je réinventerai ce langage de base afin qu’il devienne autre chose tout en étant intrinsèquement lié à l’originel. »

A partir de ce récit qui met en lumière ce rapport de transmission, de continuité et de transcription des formes, plusieurs formulations sont envisageables pour Azarzar: rester dans la lignée de Melehi, en ascension progressive et dans des problématiques formelles ? Mettre en avant l’œuvre de Melehi et la faire dialoguer avec une culture vernaculaire contemporaine ? Croiser ces deux problématiques ?

Au fond il s’agit pour les deux artistes de produire un art de son temps, un langage plastique autonome et efficace, une image qui intègre à la fois sa temporalité contextuelle et sa forme d’origine. Autrement dit, un art qui réconcilie deux concepts a priori contradictoires : « celui de « l’avant-garde » (du présent par rapport au futur et aux exigences de la vie contemporaine) et celui de « la tradition » (du présent face au passé et aux valeurs plastiques traditionnelles) [17]».

[1] Son expérience d’enseignant à Minneapolis, son séjour à New-York et son admiration pour Mies Van Van der Rohe, Làszlò Moholy-Nagy, Herbert Bayer et Josef Albers ont orienté son intérêt pour le Bauhaus et la transversalité des traditions artistiques.

[2] Commissariat général, Reem Fadda, commissaires associés, Fatima-Zahra Lakrissa et Salma Lahlou

[3] In the Carpet/Über den Teppich, Institut für Auslandsbeziehungen, Stuttgart, 28 .10-18.12 2016, Berlin, 13.01-12.03 2017, commissaires, Salma lahlou, Mouna Mekouar et Alya Sebti

[4] Créée au début des années 20 à l’initiative des autorités coloniales françaises et officiellement inaugurée en 1951, « l’école municipale des beaux-arts de Casablanca subit une refonte en 1964 sous l’impulsion d’un petit groupe d’artistes soudés autour d’un projet commun de réforme artistique et sociale. L’apport idéologique et artistique de l’école de Casablanca est à situer à deux niveaux. Premièrement, l’édification du rôle social de l’artiste et de l’art dans la construction d’une culture démocratique, condition sine qua non à la décolonisation et au renouveau du champ culturel. Son évolution d’une part, et sa contribution à la culture universelle d’autre part. Cette construction se base sur la connaissance et la réappropriation du patrimoine collectif afin d’assurer Deuxièmement, l’élaboration, à travers le discours artistique, des principes de la modernité plastique marocaine. » Extrait du texte publié à l’occasion de l’exposition L’Ecole des beaux-arts de Casablanca : la fabrique de l’art et de l’histoire chez Belkahia, Chabâa et Melehi.

[5] C’est ce même tapis qui sera en couverture du premier numéro de Maghreb Art publié par l’école des beaux-arts de Casablanca en 1965.

[6] Tapis et tissages ruraux marocains, Teresa Lanceta, Exposition du 28 septembre 2000 au 27 janvier 2001, Villa des arts, Fondation ONA, Casablanca, « Bert Flint, la dynamique de l’art du tissage au Maroc », pp 5-10

[7] http://www.bauhaus-imaginista.org/articles/2430/chabaa-s-concept-of-the-3-as/fr

[8] Etablissement religieux et scolaire

[9] Maghreb Art, numéro 3, pp. 7-8

[10] Magdalena Droste,Bauhaus, Cologne, Taschen, 2016, p. 10.

[11] Melehi, Entretien, Casablanca, février 2019

[12] « Il participe aux côtés d’Abdellatif Laâbi et Mustapha Nissaboury à la création de la revue Souffles (1966-1971) pour laquelle il réalise la couverture et la signature graphique (ce cercle noir entouré d’une nuée pointilliste et crée le titre en français dans un alphabet latin dérivé de la calligraphie arabe koufique. » inMelehi 60 ans de création 60 ans d’innovation, publié à l’occasion de l’exposition rétrospective de l’artiste à l’Espace Expressions CDG de la Fondation CDG, 21 mars au 30 avril 2019, Rabat, ch. « Mohamed Melehi », Fatima-Zahra Lakrissa et Salma lahlou, p.29

[13] Ont participé à cette exposition les artistes suivants : Mohamed Ataallah, Farid Belkahia, Mohamed Chabâa, Mustapha Hafid, Mohamed Hamidi et Mohamed Melehi

[14] Originaires d’Assilah, petite ville portuaire du Nord du Maroc, Melehi et Mohamed Benaissa fondent, en 1978, le festival culturel d’Assilah. Qui continue d’avoir lieu chaque année.

[15] le Holiday Club de M’Diq (1968-1969), l’hôtel Les Gorges du Dades à Bouamaine (1970-1971), l’hôtel Les Roses du Dades à Kelaa M’Gouna (1971-1972), l’hôtel Les Almoravides à Marrakech (1970-1972), un hôtel à Taliouine (1971-1972) et la Faculté de médecine à Rabat (1972-1978). Maud Houssais,Archives du Cabinet Faraoui et de Mazières, Bauhaus Imaginista. Mis en ligne en octobre 2018, consulté en mars 2019, à partir de http://www.bauhaus-imaginista.org/articles/3886/archives-du-cabinet-faraoui-et-de-mazieres

[16] Maghreb Art, numéro 3, pp.31-44

[17] Souffles, n°7-8,1967, Toni Maraini, « Situation de la peinture marocaine », pp. 15-16

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